[j]J’aime Alan Moore. Ceux qui lisent mes rétrospectives doivent s’en douter depuis le temps, il s’agit d’un de mes auteurs préférés, littérature et comics confondus. J’ai toujours trouvé dans sa voix quelque chose d’immense et de rare, comme si on avait emprisonné le chant du siècle dans l’encre, comme si on avait observé nos angoisses et nos fantasmes et qu’on les avait conjugués au pluriel. Alors je n’ai pas tout lu de l’auteur, il me reste la fille de Nemo, et Filles perdues à lire (si je trouve le courage de me plonger un jour dans cette œuvre pédopornographique beaucoup trop cher pour mes pauvres finances en ce moment), mais j’en ai lu suffisamment de lui pour savoir que j’aime particulièrement sa poésie. Elle est brute, noire et évoque en moi un écho de ce que je suis, de ce que je ressens. La coiffe de naissance fut ainsi le plus gros revers du droit que me mis une œuvre depuis longtemps, c’est dans cette continuité que j’ai acquis Serpents et échelles, probablement l’œuvre la plus anonyme de Moore, sa troisième collaboration avec Campbell après From Hell et le bouquin dont je vous ai parlé avant. Anonyme probablement parce qu’il est particulièrement menu du haut de ces 56 pages éditées seulement en 2014 en France sous les éditions çà et là (traduction de Jennequin, je le cite parce que clairement ce n’était pas aisé à localiser ce texte dans la langue de Molière). Voilà ce que le site de l’éditeur donne en résumé.
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« Nous écrivons de belles paroles et pensons que nous jouons le jeu suprême, mais durant tout ce temps, ce n’est qu’une partie de Serpents et Échelles. » Alan Moore Serpents et Échelles est la troisième collaboration de Campbell et Moore après From Hell et La Coiffe de Naissance et une œuvre qui reste inédite à ce jour en langue française. Publié en 2001 au format comic-book par Eddie Campbell, Serpents et Échelles est adapté d’un spectacle donné à Londres en 1999, c’est également l’un des textes les plus poétiques d’Alan Moore. A travers les portraits de personnalités marquantes de l’histoire de l’Angleterre, il revisite la création de l’univers, de l’homme, et s’interroge sur les sources de l’art et de l’imaginaire des hommes et des artistes. Il poursuit également sa réflexion sur l’influence des lieux sur la psyché des personnes qui les habitent, et sur la nature des liens entre le monde réel et le monde magique. Ce très beau texte est, une fois encore, magnifiquement mis en image par Eddie Campbell qui connaît mieux que personne l’univers d’Alan Moore et conçoit des représentations graphiques en parfaite adéquation avec les images mentales du mage anglais.
C’est une œuvre étrange, vraiment étrange, moins coup de poing que la coiffe de naissance qui fut écrit dans une période de deuil et donc à la charge émotionnelle forte, le récit en fait est un long poème qui s’interroge sur le sens de l’existence, qui sommes-nous si ce n’est la somme de l’histoire et de notre sang ? Nous ne sommes que l’histoire narré par notre ADN et par nos intérêts. C’est en soit assez compliqué d’en dire plus… et c’est probablement pour ça que l’œuvre est anonyme, pour tout vous dire, je l’ai fait rentrer dans la base de donnée de trois de mes librairies habituelles avant que quelqu’un ne puisse me la commander avant un délai de deux mois. Même chose avec les critiques du net, j’aime les lire avant de faire une rétrospective, pour coaguler un peu d’autres retours, ajouter quelques anecdotes que j’ignorais à mon produit final, mais internet est aride et un peu réticent sur cette publication, trop étrange… je vous met sous spoiler les deux seules citations de critiques que j’ai trouvé pour vous donner une idée du silence hostile généralisé sur l’œuvre.
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Tellement impossible à lire que cette "BD" n'était même pas dans la base. J'ai dû la créer. Honnêtement, je me demande si une personne est capable de la finir, voir même d'aller au milieu. Le textes est incompréhensible. Les images sauvent un peu, mais ca ne suffit pas pour avoir envie de la lire. A fuir de toutes urgences sauf si vous êtes passionnés de ce genre de livre.
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Après La Coiffe de Naissance, les éditions Ça et là ont l'excellente idée de traduire (et bien en plus, la tâche était ardue) le Serpents et Echelles du duo mythique de From Hell. Dans ce qui est à la base une performance live, Moore, par le biais d'évocations de figures britanniques plus ou moins emblématiques, pousse un peu plus loin la psycho-géographie qui lui est chère et propose des réflexions sur l'univers, l'art, la magie, j'en passe et des meilleurs. Le tout est brillamment illustré par un Campbell visiblement inspiré qui, dans l'esprit de leurs collaborations précédentes, mélange les techniques graphiques et narratives pour mettre en image la pensée de son compère (ce qui n'est pas une mince affaire vous vous en doutez). Alors certes, ce n'est pas de la BD lambda, Serpents et Echellesest parfois même un ouvrage un peu exigeant, mais clairement gratifiant pour le lecteur.
Bon, c’est pas des retours très engageants, ils sont brefs, le premier est hostile, le second plus alerte prévient de la violence de la lecture… parce que ce comics nécessite une sacrée culture pour entrer dedans… entre les allusions à Méliès qui n’est que cité visuellement –comme la vénus de Milo et quelques clins d’œil à Poe-, les références historiques foisonnantes qu’il ne développe pas pour en tirer des leçons universelles et le dessin magnifique mais particulier, on peut se demander pourquoi lire ce livre en fait ?
A cette question que je me pose tout seul comme un grand, mais à laquelle vous devez vouloir une réponse si vous vous êtes échouée sur cette page internet pour lire un inconnu donner son avis sur des trucs de nerds un peu bizarre, je dirais simplement ceci : ce livre est un manifeste. Aussi simplement que ça, Moore et Campbell sont connus pour leurs positions atypique dans le genre qui est le leur et qu’ils dominent. Entre les brouilles multiples du scénariste avec les grandes maisons d’édition, son refus de seulement toucher le cachet de ces œuvres adaptées au cinéma, sa volonté de donner au porno ces lettres de noblesse dans Filles perdues, Moore est un marginal, c’est ce qui caractérise son génie et fait de certaine de ces œuvres comme Watchmen ou V Pour Vendetta des incontournable du genre pour le grand public, parce qu’il se moque des codes et se paye le luxe d’écrire des histoires brillantes tout en se foutant de la gueule du genre et de ces gimmicks. Et si Serpents et Echelle est vu comme un comics par son utilisation des codes du genre dans son format physique, il ne répond pas au reste des critères, puisque même pour de la bande dessinée d’auteur, le pari est plus que risqué. Et c’est ce risque qui rend cette œuvre sublime. Parce que Moore ose ici offrir sa pensée, on saisit ici le squelette de son esprit, on comprends ce qui anime ses intentions, ce qui forge ses réflexions, il nous livre dans cet œuvre ses fondamentaux.
On trouve ainsi en vrac son rapport si particulier au tellurique, comme dans son dernier livre Jerusalem –promis, je vous en parle un jour-, sa ville est au centre de l’histoire, Northampton est habité parce qu’il nous raconte. La culture est envisagée sous toutes ces coutures, que ce soit celle imposé par nos traditions, notre héritage de civilisation, tant celle qui change le monde comme autant de legs de beauté d’âme mortels envers d’autres âmes longtemps après elles. C’est ça que Moore appelle la magie, c’est le fait de distiller quelque part du beau, en étant l’artisan d’une création qui ici réchauffera un cœur fatigué.
Je parle beaucoup et je ne vous ai presque laisser aucune image, je me rattrape avec des extraits tout de suite :
Comme vous le remarquez dans ces extraits, le dessin est particulier, il s’efface pour laisser le texte envahir l’image, il se contente d’illustrer avec poésie, de continuer la réflexion autrement, le dessin ne raconte pas d’histoire, il prolonge l’imaginaire développé par la narration de Moore, et c’est ce qui en fait une œuvre particulièrement atypique, particulièrement brillante aussi quelque part.
Comme souvent quand je vous parle de Moore, je vais laisser un peu de place à sa voix en égrenant quelques citations qui à mon avis représentent bien son œuvre.
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Le sceau noir est la dépression. Nous titubons, roué de coups, dans le ring de l'humanité. L'amour et la mort se relaient. Ils auront raison de nous tous.
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L'univers commença, selon l'archevêque du 17e siècle Ussher, à neuf heures du matin le 23 octobre de l'an quatre avant notre ère, encore des preuves apparues plus tard laissent supposer que les choses commencèrent en réalité quinze à vingt milliards d'années auparavant.
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Dès le départ, l'existence a posé problème.
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Etendue sur les planches tâchées de bière durant les longues gardes craquantes de la nuit, la relique, morte depuis trois ans, garde une indifférence stoïque et puritaine.
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Dans ces récits des origines où le serpent a un rôle parlant, une femme est généralement impliquée. Prenez l’Eden. Dans l’orthodoxie de l’ordre et de l’Aube Dorée, il est dit Qu’Eve et Adam était au début des êtres immortels et hermaphrodites, quoique peut-être avec un potentiel limité. Avec la chute pour avoir fait l’amour et aussi une salade de fruits de l’Arbre du Bien et du Mal, ils sont exilés dans le monde mortel du sexe et de la mort où ils ont des fils, un meurtrier et une victime. Ce n’est compréhensible que si Eve et Adam était des amibes, y compris dans le détail qui montre Eve sortit de la côte de son mari. Immortel et hermaphrodites, ils ne pouvaient pas connaitre le bien et le Mal, ne pouvaient rien connaitre sauf la simple division cellulaire. Aucun potentiel […] S’il doit y avoir un progrès, il doit y avoir du sexe.
Alors que retenir de cette œuvre et de cette longue (trop longue ?) rétrospective ? C’est probablement l’un des plus beaux livres de Moore, parce qu’il offre une réflexion poussée sur le monde qu’il teinte de poésie. Mais ce n’est pas un de ces plus grands, vous ne trouverez pas le frisson de ces aventures ici, simplement la contemplation calme et un peu triste du temps. C’est à lire si vous avez le cœur d’un poète ou la passion de l’auteur. C’est à lire pour trouver quelque part un moment de calme et de réconfort dans le tumulte de l’existence. J’espère que ce long message vous aura donné envie de le lire. N’hésitez pas à demander des retours de certains œuvres en mp.
Ragne
Le message est modifié Ragne - Lundi, 21.05.2018, 15:58:04